Où vous trouvez-vous actuellement, au moment de cette interview ?
Je suis dans la salle à manger, assis à une grande table en acacia massif où j’écris ces lignes. Cela fait deux ans que j’en ai fait mon espace de travail, même si je dispose d’une petite pièce à part aménagée en bureau. En 2019, suite à une fuite d’eau qui a causé pas mal de dégâts dans la maison, j’ai dû transformer mon bureau en garde-meubles pendant les quelques mois qu’ont duré les travaux de réparation. J’ai alors commencé à travailler dans la salle à manger et l’habitude m’est restée. Deux des murs de la pièce sont entièrement composés de fenêtres qui donnent sur la cour arrière de la maison où trône un vieil érable recouvert de plantes grimpantes et dont les branches, faute d’entretien, frôlent le gazon en friche. J’entends parfois le croassement des corbeaux du quartier, le sempiternel roucoulement des tourterelles dites « tristes », et de temps à autre le grondement lointain d’un train, mais aussi, hélas, les coups de marteau de mon voisin bricoleur et amateur de baseball qui aime s’entraîner chez lui à toute heure de la journée, si bien que j’entends, de ma table, le bruit persistant et agaçant d’une balle frappant ce que j’imagine être un filet installé sur la pelouse, de l’autre côté de la haie qui divise nos maisons.
Si vous deviez choisir un endroit préféré dans Paris, ce serait lequel et pourquoi ?
Il y a l’Art Brut près du centre Beaubourg, un petit café où mes amis et moi avions l’habitude de nous donner rendez-vous, ou le pont des Arts où nous nous retrouvions pour casser la croûte et partager une bonne bouteille de vin, ou encore le quartier de la Défense, où j’ai emmené ma copine Bosie lors de son premier séjour à Paris, en 2007. Ce que je retiens de ces lieux, outre leur intérêt culturel évident, c’est leur rôle de décor dans certains épisodes de ma jeunesse parisienne. S’il m’arrivait aussi, évidemment, de me promener seul en ville, je ne garde pas, de ces promenades, de ces moments solitaires, un souvenir exalté. Tout seul, je passais le plus clair de mon temps à noircir des pages dans ma chambre (plutôt que dans les cafés), et quand je sortais c’était pour rencontrer des gens ou pour aller à la fac. Pendant toutes mes années à Paris, je n’ai jamais visité la tour Eiffel ou la basilique de Montmartre. Quant à l’arc de Triomphe, je l’ai vu de près uniquement parce qu’il y avait une amie – celle de mon récit – qui habitait dans le coin : à chaque fois, en sortant du métro à Argentine, je voyais le monument qui se dressait devant moi comme une image d’Épinal.
Imaginons un Samuel Beckett voyageur du temps qui arrive dans le présent pour passer la journée avec vous. Que feriez-vous pendant cette journée et où iriez-vous ?
En toute franchise, mon premier réflexe serait de décliner respectueusement l’invitation, car la seule perspective d’une rencontre en tête-à-tête avec Beckett me remplit d’angoisse et d’appréhension (ne parlons même pas du fait de devoir passer une journée entière en son auguste compagnie). Je suis plutôt nul en conversation, j’ai tendance à bafouiller, et dire que je n’ai pas la repartie facile est une douce litote ! Je serais paralysé par la peur de sortir une bêtise ou de faire une faute de français devant lui. Et puis j’ai lu que Beckett était lui-même assez réservé de nature et pouvait se montrer distant, limite froid et cassant, avec des inconnus. Mais, cela dit, je suppose que ma curiosité finirait bel et bien par l’emporter sur mes scrupules et que je ne me ferai pas prier pour aller à sa rencontre. Je me réjouirais surtout de pouvoir enfin entendre sa voix en français, car parmi les enregistrements qui ont refait surface au fil des ans, tous sans exception ont été enregistrés (souvent à l’insu de Beckett) par des anglophones.
Qu’est-ce qui vous a fait rédiger cette « Letter to a Stranger » directement en français ?
Plutôt que le résultat d’une décision prise au moment de l’écriture, je dirais que le choix du français s’est imposé de lui-même puisque cela fait un petit moment que j’écris, plus ou moins exclusivement, en français. Comme je le précise dans la version anglaise de mon texte (précision qui est absente de l’original français, qui n’en a pas besoin), le fait de l’avoir écrit en français est la conséquence logique de mon désir de vivre mon quotidien dans cette langue. Je pense à Vladimir Nabokov en exil à Berlin, dont le refus d’apprendre l’allemand était motivé par la peur de corrompre et perdre sa langue russe, la seule chose de Russie qu’il avait réussi à sauver en fuyant son pays natal. Je l’imagine penché au-dessus de sa table de travail, les volumes de son dictionnaire russe à portée de main, en train de noircir des feuilles de son écriture serrée et régulière. Locuteur esseulé d’une langue qui appartenait à un monde disparu, il écrivait désormais pour un public de quelques milliers d’émigrés russes, dans le meilleur des cas. Si l’on me permet cette comparaison un peu osée et grandiloquente, c’est la langue française qui est mon trésor sauvé de la France. Je ne veux rien tant que rattraper le temps perdu, les années où j’ai délaissé ce trésor qui sommeillait en moi.
Au cours de votre travail de traduction entre la version originale et la version anglaise, avez-vous eu des surprises ou des découvertes ?
Je ne sais pas s’il y a vraiment eu des découvertes ou des trouvailles, mais je me suis rendu compte, une fois de plus, à quel point il m’est impossible de dire la même chose dans les deux langues, pourtant assez similaires, étymologiquement, lexicalement, et parfois même grammaticalement. Cela a donné lieu, et ce malgré moi, à des formulations sensiblement différentes entre les deux versions. En français, j’ai tendance à faire des phrases plus longues et à ne pas lésiner sur les détails, alors qu’en anglais je suis plus discret, plus laconique, je tends vers la simplification, l’épure, c’est d’ailleurs ce que j’ai constaté en traduisant mon texte, différence qui s’explique aussi, bien entendu, par les particularités de chaque langue.
Votre texte parle des moments de suspension qui existent entre les phases d’une vie et entre les identités d’un écrivain. Ces identités, ces phases, sont-elles ancrées dans une langue, une époque et un lieu particuliers, ou bien avez-vous trouvé d’autres moyens par lesquels les aborder ?
Les liens sont toujours aussi étroits entre mes identités d’écrivain et les langues que je pratique au quotidien, pour autant que je puisse en juger par moi-même. Je l’ai déjà dit ailleurs, mais dans ma tête tout tourne autour de la langue, même si je sais que culture et langue sont au fond indissociables. Or, pour moi, il n’y a pas de France sans la langue française. C’est pourquoi je trouve de plus en plus difficile d’écrire sur la France, sur mon vécu français, à moins de le faire dans la langue de ce pays, de ce vécu. Pour prendre un tout autre exemple, j’ai toujours parlé coréen avec ma mère, ce qui fait que je suis foncièrement incapable de lui parler dans une autre langue. Il faut savoir qu’en coréen, il n’y a pas de pronoms personnels, pas de « il » ou de « elle » (la phrase coréenne peut s’en passer). Par la suite, cela me fait toujours un peu bizarre d’utiliser le pronom she pour parler de ma mère avec un locuteur anglophone. Cela sonne faux dans ma tête. J’ai l’impression de décrire quelqu’un d’autre, quelqu’un qui n’est pas ma mère.
Quels sont vos projets en chantier ?
Je suis actuellement en train de réunir de la documentation pour me lancer dans mon prochain projet d’écriture, et dans le même temps je continue de travailler à divers textes que j’envoie à des revues, toutes francophones. Ce n’est pas faute d’avoir essayé du côté des revues et des magazines en anglais, mais la majorité des textes qui ont été publiés ces deux dernières années l’ont été dans des revues québécoises et françaises. Dans le contexte de mes efforts pour vivre en français, cela n’a fait que m’encourager à continuer sur cette voie, malgré la réalité de mon isolement linguistique en Californie.
Avez-vous eu des coups de cœur parmi vos lectures récentes ?
Il y a un auteur japonais, Akira Mizubayashi, qui vit au Japon mais écrit en français. Son premier livre, Une langue venue d’ailleurs, raconte son apprentissage du français, langue à laquelle il voue un amour inconditionnel. J’ai découvert son livre en 2014, à Tokyo, au rayon littérature française de la grande librairie Kinokuniya de Shinjuku. Depuis, je le relis au moins une fois par an, c’est un magnifique et touchant témoignage. Ses livres ont rencontré un certain succès en France et on commence même à le considérer, dans les pays francophones, comme un auteur important. C’est à l’âge de dix-neuf ans qu’il a décidé d’apprendre le français, à la suite de ce qu’il décrit comme un « malaise linguistique » ressenti à l’intérieur de sa langue maternelle. Ce qui fut aussi mon cas, même si j’ai grandi entre deux langues « maternelles ». Mais je me reconnais volontiers dans son amour de la langue française et – en tant qu’Américain de culture coréenne écrivant en français – dans son sentiment d’exil au sein de sa propre culture, dans sa non-appartenance à la société du pays dont il a pourtant la citoyenneté.