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L’empire de l’amour

J’ai connu Sang-hoon par l’intermédiaire de Guang-ho. Ils travaillaient tous les deux comme accompagnateurs de touristes coréens. Ce n’était pas un travail à plein temps, on les appelait seulement quand il y avait du nouveau. Au volant d’un van Mercedes noir et discret, ils cornaquaient leurs groupes à travers la ville, les prenant en photo devant la tour Eiffel et le château de Versailles (« la pépinière des mauvais photographes », dixit Guang-ho). Au cours d’une soirée chez lui, à Antony, dans son spacieux appartement où, avec Guang-ho et quelques autres, j’avais été invité pour fêter le réveillon de fin d’année, Sang-hoon nous a parlé de son désir de montrer la « ville lumière » sous un autre aspect, trop souvent occulté par la culture de masse et des médias abrutissants et lénifiants. Il avait dans l’idée de commencer, dans un premier temps, par une entrée en matière traditionnelle, genre l’Arc de Triomphe, qu’il comptait aborder en remontant vers la place de l’Etoile non pas via les Champs-Elysées mais par l’un des autres axes - à son avis injustement négligés - comme l’avenue de la Grande Armée avec ses magnifiques vitrines de motos Ducati et Harley Davidson. Ensuite, il emmenerait tout le monde visiter, au détour d’une ruelle, un Marché Franprix avec son rayon bières bien étoffé, histoire de montrer à ses concitoyens qu’en plus du vin, il y avait aussi de la bière en France, et même qu’on en buvait, de temps en temps... Parmi ses invités, il ne restait plus que moi, Guang-ho, un dénommé Ji-sook et deux filles, Ji-hae et Na-min. La discussion allait bon train, suivant le cours sinueux et décousu qu’ont parfois les rêves, pleins de virages inattendus et de coq-à-l’âne. Après le topo de Sang-hoon, nous avons sauté distraitement d’un sujet à l’autre, dispersés en petits groupes, et bientôt plusieurs conversations se déroulaient simultanément, de part et d’autre de la pièce. À un moment Guang-ho s’est levé pour mettre une chanson de Gainsbourg, « Bonnie and Clyde » dans la version chantée par Luna en duo avec Lætitia Sadier de Stereolab, et Sang-hoon lui a demandé de baisser le son. Je parlais avec Ji-hae et Na-min, elles pensaient visiter les catacombes le lendemain. L’idée d’y aller venait de Sang-hoon, qui gardait souvent pour la fin la visite des catacombes (« toujours une valeur sûre »), pour clore le circuit guidé avec quelque chose de plus conventionnel, un retour au parcours classique. Ji-hae, toute frétillante dans sa veste molletonnée et son jean moulant, bouillonnait d’excitation et d’impatience, partant d’un éclat de rire tonitruant toutes les cinq secondes, et son énergie, son air d’adolescente attardée, la faisait paraître plus jeune que ses vingt-six ans. À côté d’elle, Na-min, la vingtaine elle aussi, belle mais maigrelette, un peu boutonneuse, avec ses allures de bibliothécaire renfrognée et broyeuse de noir, semblait avoir dix ans de plus que son âge. Elle bossait au service marketing chez L’Oréal, la seule d’entre nous qui ne suivait pas un cursus universitaire. Ji-hae, venue étudier aux Beaux-Arts avant d’abandonner au bout de six mois, était actuellement inscrite à la Sorbonne où elle prenait des cours de FLE. Malgré tout ce qui les opposait, elles étaient comme cul et chemise, partageant une complicité d’âmes en dérive, que leur vie loin du pays natal rendait possible, pour ne pas dire inévitable. Tout d’un coup, Ji-hae m’a invité à les accompagner aux catacombes, une proposition spontanée et irréfléchie qui a dû déplaire à Na-min, au vu de sa mine contrariée. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai accepté, presque malgré moi. D’ailleurs, je n’avais pas encore visité les catacombes, pourtant situées à une station de RER de chez moi. Je nous voyais déjà, Ji-hae et moi, déambulant de carrière en carrière, empruntant de longs couloirs étroits et mal éclairés où nous serions obligés de nous tenir tout près l’un de l’autre... Du coin de l’œil, j’ai aperçu Ji-sook qui depuis quelque temps nous écoutait sans se mêler à la conversation. Pendant toute la soirée, il était resté à l’écart, ouvrant à peine la bouche et sirotant son verre d’Orangina (il ne buvait pas d’alcool). Sitôt les deux filles parties « au petit coin », il s’est approché pour me dire que ce n’était pas la peine de lui courir après comme ça. Je me suis mis à protester, je n’avais pas de desseins sur elle, mais il a balayé mes objections en poursuivant : « Prenons cette pauvre Na-min. Tu as vu les boutons d’acné sur son front ? Elle aussi l’a dans la peau. Toujours à jouer la meuf bourrée pour faire la bise à son amie trois, quatre, cinq fois dans une soirée, ou à s’arranger pour louper le dernier train et passer la nuit ensemble, toutes les deux dans le même lit... » Son regard émoustillé, goguenard, ne permettait pas de savoir s’il y croyait ou s’il essayait tout simplement de m’enfumer. Guang-ho m’avait raconté à propos de Ji-sook que cela faisait au moins dix ans qu’il était arrivé en France. Il vivait chichement, ne fréquentait personne et prenait ses repas dans des restaurants universitaires. Comme beaucoup de Coréens à Paris, il travaillait sur une thèse, au sujet de laquelle personne ne pouvait me dire grand-chose : aucun de mes interlocuteurs n’avait la moindre idée de la nature des recherches qu’il menait, selon toute apparence, dans le plus grand secret ; mais, contrairement à Guang-ho, il avait l’air d’y travailler réellement. Quand bien même, il ne paraissait pas plus près de terminer sa thèse qu’au premier jour. Aux dires de Sang-hoon, plus il avançait dans ses recherches, plus la fin lui échappait, toujours insaisissable, se dérobant au fur et à mesure de son approche. Ji-sook avait délaissé les filles pour partir sur un autre sujet, me parlant maintenant des catacombes dont les souterrains composées d’innombrables bifurcations formaient, selon lui, un vaste labyrinthe, le plus vaste au monde, une ville fantôme de plus de vingt fois la taille de Paris et s’étalant sur un territoire dont le centre se trouve partout et la circonférence nulle part. « Comme un désert », a-t-il ajouté, un peu sentencieusement. La majorité des galeries souterraines, interdites d’accès au public, avaient leurs ouvertures bouchées par des grillages, donc impossibles à visiter dans le cadre d’un circuit touristique. Ces mêmes galeries se prolongeaient sur des centaines de kilomètres, dans une obscurité ne laissant filtrer aucun bruit, et bon nombre de malheureux y avaient laissé leur peau au fil des siècles. « Le noir des catacombes est d’une densité inimaginable, total et impénétrable. C’est une chose vivante, envahissante, comme l’eau qui veut rentrer dans un scaphandre, comme un poids invisible mais omniprésent. Au bout d’un certain laps de temps, on ne sait plus si on est vivant ou déjà mort... »

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