Le chien unicéphale

Kreuzlingen, 1939. Un attroupement de voitures aux plaques d’immatriculation françaises s’immobilise devant le perron du sanatorium de Bellevue. En descend une dizaine d’hommes, en costume noir avec cravate assortie, chargés de lourds appareils photographiques – sauf un, habillé de blanc et sans cravate, qui a les mains vides. Des claquements de portières fendent le silence matinal. Ils sont venus voir Vaslav Nijinsky. On ne l’a pas oublié, on a enfin retrouvé sa trace.

Dans la salle polyvalente, ils se dirigent vers un petit quinquagénaire au crâne dégarni installé à l’une des tables. L’homme vêtu de blanc, s’éloignant du groupe, lui fait une courbette cérémonieuse et se met à exécuter quelques pas de danse. Un peu à contrecœur, Nijinsky se lève de sa chaise. Au départ, celui qu’on disait capable de danser en pointe aussi bien qu’une femme se montre hésitant dans ses mouvements, ses gestes dénués de grâce et de finesse. Puis tout d’un coup, il effectue un saut vertical en hauteur, le corps arqué en arrière. Juste avant de redescendre, il a l’air de marquer une pause, un temps d’arrêt…

En même temps que lui, tout se fige : l’homme en blanc, les hommes en noir, la lumière, les ombres sur le mur, la poussière sur les tables. L’image devient noir et blanc, ou plutôt gris parsemé de ces taches indéfinissables qui sont le propre des photographies anciennes.

*

La couverture d’un vieux numéro de Life déniché à la bibliothèque de la clinique de Kennington, à Londres, montre un homme âgé d’une cinquantaine d’années en complet gris. Suspendu à deux mètres du sol, ce dernier semble flotter, les jambes presque jointes. En bas du cliché, on peut lire cette description : Pour la première fois depuis vingt ans, la danse reprend possession de Nijinsky, qui s’élève dans l’espace.

Entre le danseur et son ombre projetée sur le mur, il y a une silhouette, à peine visible – on croirait à une illusion d’optique, à un effet de lumière produit par les éclairs de magnésium des reporters.

Je reste là, pendant un bon moment, à fixer cette silhouette floue, ce fantôme sans tête.

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