Mémoire abandonné(e)

Depuis quelque temps, je tentais de rencontrer ma directrice de mémoire. Au début, il est vrai, je ne me donnais pas beaucoup de mal pour la voir, disons que ce n’était pas dans mes habitudes de courir après les profs. Chez moi, au Danemark, chaque rentrée s’inaugurait par un cocktail pour faire connaissance, une occasion d’échanger avec le corps des enseignants en dehors du cadre strictement académique des cours magistraux et des séminaires, dans une atmosphère conviviale et détendue. Mais en France, où il n’y avait pas de travail de groupe, où on était tenu à distance du professeur sur son podium, qui se défilait aussitôt le cours terminé, il fallait partir en chasse, dans un jeu du chat et de la souris, à ceci près que c’était moi la souris débusquant le chat. À chaque fois que je passais devant le bureau de ma directrice, je trouvais la porte fermée. Puis un jour, il y eut un mot scotché dessus, qui annonçait : « Mme Levillain est souffrante ». Aux dires de la dame du secrétariat, tous ses cours avaient été annulés jusqu’à nouvel ordre. L’espace d’un instant, j’ai eu l’impression qu’on m’envoyait balader et qu’en réalité celle que je recherchais si désespérément se trouvait là, de l’autre côté de la porte, en train d’attendre que je m’en aille. J’ai placé ma main sur le bois glacé et rugueux, derrière laquelle je l’imaginais aux aguets, parfaitement immobile, et respirant à peine. Nous ne nous connaissions que par courrier interposé, par mails laconiques ponctués de quelques rares rendez-vous (toujours brefs, toujours hâtifs) dans une petite pièce remplie de thèses de troisième cycle dont les piles précaires se dressaient en tours de Pise entre elle et moi et qui m’empêchaient de voir son visage. C’était à peine si je savais de quoi elle avait l’air. Visualiser ses traits, même vaguement, quand je me retrouvais devant sa porte, s’avérait au-dessus de mes maigres capacités mentales. Pour moi, elle n’était qu’un nom, des lettres sur du papier, des lignes sur un écran d’ordinateur.

Quelques semaines après la reprise des cours, j’ai buté sur un autre obstacle, cette fois administratif : pour résoudre une supposée ambiguïté dans mon dossier, on me demandait de fournir des documents relatifs à l’échec de mon mémoire à l’université de Copenhague. On me demandait, en somme, de fournir une preuve de mon échec. Pourquoi revenir là-dessus, et pourquoi maintenant ? S’inventer une réussite scolaire, oui d’accord, ça se comprend, mais un échec ? J’admets qu’on puisse exiger une attestation pour un mémoire terminé, mais pour un mémoire abandonné ?

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