La commission

Guang-ho habitait une chambre en demi-sous-sol (des passants s’encadraient, silhouettes sans tête, dans l’unique ouverture) située à deux pas de la place Monge et à trois pas de la fac de Censier où il était étudiant, administrativement parlant du moins. Je n’aurais pu dire à quand remontait son dernier rendez-vous avec son directeur de thèse. (Au début de chaque année universitaire, Guang-ho lui apportait une bouteille de vin acheté chez Nicolas en échange d’une signature en bonne et due forme sur le dossier de réinscription.) Sur sa table, une fine couche de poussière recouvrait un monticule de papiers - sa thèse sur Descartes - qui jouxtaient des pots de « Cup Noodles » remplis de mégots. Pour d’obscures raisons, il ne touchait plus ses allocations qui lui avaient permis de subsister au jour le jour, et faisait désormais la plonge dans un restaurant coréen, quand il ne travaillait pas comme guide auprès de ses compatriotes fraîchement débarqués à Roissy.

J’allais le voir quand je n’avais rien de mieux à faire, et il me recevait toujours avec le même sourire un peu perplexe, comme s’il ne comprenait pas pourquoi quelqu’un aurait envie de lui rendre visite dans son taudis. Au départ, c’était par simple curiosité : avant lui, je n’avais rencontré que des filles, asiatiques comme moi et élevées au Danemark, mais avec des origines coréennes. Guang-ho, quoique coréen, n’était ni danois ni une fille. C’était la première de mes connaissances à être à la fois asiatique et pas adopté. Je me représentais sa vie à Séoul, entouré d’autres Coréens, dont son père et sa mère, qui lui ressemblaient comme les parents sont censés ressembler à leurs enfants - tout cela était pour moi source d’étonnement et de fascination. J’imagine que lui aussi devait me trouver passablement exotique, à la fin.

Il avait quitté son pays cinq ans auparavant pour poursuivre ses études à Paris, mais les choses ne s’étaient pas déroulées comme prévu. À un moment, il avait commencé à perdre pied, à dévier de son chemin soigneusement tracé, et le temps de faire marche arrière était d’ores et déjà passé. S’il rentrait au pays maintenant, ce serait en traînant son échec ; mais en restant en France, il ne faisait que repousser le jour où il serait obligé de s’avouer vaincu. Chaque fois, en pénétrant dans son logement où régnaient le désordre et le désespoir, je le devinais sur le point de jeter l’éponge, à deux doigts d’abandonner la partie. Et pourtant, quelques jours plus tard, quand je le croisais dans la rue en train de faire une commission pour son patron du restaurant coréen, il me semblait avoir affaire à un autre Guang-ho, comme si, au milieu de la froidure hivernale, il était parvenu à oublier momentanément ses soucis. Voilà, en tout cas, comment je voyais les choses, car il me suffisait de flâner parmi les rues de Paris, après être resté toute la journée enfermé chez moi, pour que j’en revienne toujours un peu moins triste, le moral remonté et l’esprit ravigoté.

Souvent, je l’accompagnais quand il se rendait dans le triangle de Choisy afin de remettre de la part de son patron un colis à tel ou tel commerçant, ou quand il prenait le train jusqu’à Lognes, en banlieue est de Paris, pour acheter en catastrophe quelque denrée indispensable - des peaux de ravioli, par exemple - chez Tang Frères. Mais il lui arrivait aussi de rendre des services plus personnels et délicats pour son boss, comme rester à ses côtés dans l’étroite ruelle derrière le restaurant le temps d’une pause cigarette (je vois d’ici Guang-ho s’inclinant avec son briquet allumé...), ou bien, à la fin d’une dure journée de travail, assis tous les deux au zinc, une fois les autres partis, boire un coup dans le calme et le silence. Ces tâches anodines, parfois, dépassaient le cadre strict de son job au restaurant, pouvant aller d’un petit ciné improvisé à l’UGC, à l’achat nocturne d’une bouteille de rosé, ou à la sollicitation (à sept heures du matin) de son avis sur un papier peint... J’avais une connaissance presque intime de ces petits moments éphémères car il ne m’épargnait aucun détail ; c’était comme si, en me prenant ainsi à témoin, il tenait à ce que je sache tout, absolument tout, de sa vie de galère. Il ne l’avait pas dit de manière explicite, mais en lisant à travers les lignes, j’ai cru comprendre qu’en sus de son salaire de commis de cuisine, le patron lui filait de temps en temps, par-ci par-là, quelques sous supplémentaires, ce qui ne manquait pas de mettre Guang-ho dans un embarras permanent : il se sentait redevable, et sa gêne n’en était que redoublée.

Un soir de novembre, j’ai entendu taper à la porte de ma chambre. C’était Guang-ho. Tout de suite, j’ai compris que quelque chose n’allait pas, et ce avant même de remarquer sa veste en cuir maculée de sang.

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