Entre deux rives 

Joakim, un Suédois, fut mon premier ami à Paris. Il terminait sa thèse sur les systèmes de logique (son domaine, selon ses propres mots, se limitait à « la logique itérative et bi-dimensionnelle »). Après un an à la maison de la Suède, il avait déménagé à la fondation Biermans-Lapôtre, dite la maison de Belgique, grâce au brassage qui se pratiquait entre les différentes résidences de la Cité U. (Dans mon cas, on m’avait installé ici parce qu’il n’y avait plus de place à la maison du Danemark.) Nous nous étions rencontrés dans la cuisine commune de notre étage - en dépit de mon faciès asiatique, il avait deviné que j’étais danois à ma façon de prononcer les « t » - et, comme nous avions l’habitude de prendre nos repas à la même heure, il nous avait semblé logique de les préparer ensemble, une collaboration dano-suédoise (ou suédo-danoise) à l’instar de ce pont entre Copenhague et la Scanie suédoise (autrefois terre danoise). Chez nous, il aurait été plus difficile de faire abstraction de l’omniprésente atmosphère de rivalité découlant d’une histoire longue de plusieurs siècles et semée de conflits, que dis-je, de guerres sanglantes que nos deux pays se sont livrés, la plupart du temps, sans aucun motif réel ; mais en France, territoire neutre, où nous étions les seuls Scandinaves parmi les Belges et les Français de notre résidence, une espèce de lien nous rapprochait et nous rendait solidaires.

Enfin, c’est ce que je croyais.

D’entrée de jeu, il nous avait fallu déterminer comment chacun allait s’adresser à l’autre. Avec des Norvégiens, je « norvégifiais » mon danois, c’est-à-dire que je modifiais mon accent en utilisant des mots ayant la même origine, et, naturellement, je m’attendais à ce que mon interlocuteur fasse pareil, qu’il « danifie » son norvégien, simple question de politesse, le danois et le norvégien étant, à quelques cognats près, une seule et même langue. (Pour l’anecdote, un ami de mon père installé au Danemark depuis plus de quarante ans continuait de parler norvégien à tout le monde comme si de rien n’était.) Avec des Suédois - s’il s’agissait d’un supérieur hiérarchique, par exemple -, il m’arrivait de m’exprimer dans leur langue, que je maîtrisais bien grâce à mes années de scolarité à Stockholm ; sinon, je parlais un danois que je « suédifiais ». Tel était mon comportement avec Joakim, qui, lui, danifiait son suédois.

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